mercredi 15 juin 2016

Les vieux draps


Elle prend le drap troué en son milieu d'avoir si souvent frotté, frôlé, glissé sur des corps.
Elle découpe bien droit avec ses ciseaux récemment aiguisés. Puis elle attrape la bobine de fil et humecte son extrémité dans sa bouche, la fait passer aisément dans le chas de l'aiguille. Elle tire un peu la langue comme lorsqu'on s'applique fort; il ne fait pas très beau aujourd'hui et la pièce manque de luminosité.
Le drap perdra une bonne vingtaine de centimètres mais peu importe, le tissu est encore valable même s'il commence à s'élimer en son nouveau centre.
Elle coud patiemment, doucement et méthodiquement, fait en sorte que sa couture soit la plus plate, la moins visible possible et qu'on ne la sente pas sur la peau. Elle n'aime pas ça.
Elle coud tout en réfléchissant à sa vie. Y' aura-t-il suffisamment de pommes de terre pour le ragoût de samedi? Et les carottes, il faudra qu'elle aille en chercher demain chez le père Dédé, il lui avait dit de venir se servir si elle en avait besoin un de ces quatre, tu sais maintenant que je suis seul je n'en mange plus autant, c'est surtout Mado qui les aimait, avec un peu de crème et du persil. Il avait dit ça avec des yeux brillants d'émotion, comme à chaque fois qu'il évoquait sa petite Mado qui lui manquait tant.
Elle irait après avoir emmené le petit à l'école, en marchant vite elle serait revenue à temps pour préparer le déjeuner. Oh et puis tiens, elle lui apporterait des œufs frais au père Dédé pour le remercier, et pourquoi pas aussi une bouteille de vin. Elle sait qu'il aimait en rajouter juste avant de terminer sa soupe, pour ne laisser aucune trace de légumes au fond de son assiette. Et puis ça réchauffait aussi un peu ses soirées esseulées.
Elle a fini de coudre, elle est plutôt satisfaite, le drap tiendra pendant encore de longues années, c'est sûr.
Ce drap, je le tenais dans mes mains hier, j'en avais besoin pour recouvrir des blocs de mousse qui remplaceront les assises de mon canapé. Je l'ai approché de mon visage. Il est resté un an dans mon placard. Avant ça il est resté quelques années dans une malle chez ma maman. Et avant ça il était au fond d'une armoire chez ma grand-mère. Il sentait encore cette armoire. Il sentait le siècle dernier. Un mélange de savon de Marseille et de lavande. J'ai observé longuement la couture centrale et ai admiré le travail réalisé. J'ai failli ne pas le découper par respect pour cette femme qui l'avait raccommodé avec tant de précaution.Ce drap tiendra encore pendant encore de longues années, c'est sûr.

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